Comprendre son savoir : une question de culture

Emmanuel Colomb

Le mouvement « Idle no More » et la grève de la faim de la chef de la communauté d’Attawapiskat, Thérésa Spence ont braqué les projecteurs sur les conditions de vie des Premières Nations du Canada et sur leurs revendications, tant au niveau territorial qu’au niveau des conditions de vie,  de salubrité des logements ou de l’éducation.

Dans mon travail à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), j’ai eu la grande chance de pouvoir travailler avec des étudiants des différentes communautés autochtones du Québec, tant francophones qu’anglophones, ce qui m’a permis d’écrire : Premières Nations – Essai d’une approche holistique en éducation supérieure : entre compréhension et réussite, paru aux PUQ en 2012.

Cette expérience pédagogique a transformé une partie de ma vie, et a modifié profondément ma manière d’enseigner. Au-delà des récits des drames humains vécus par ces étudiants, au-delà des multiples problématiques sociales, certains essayent de porter leur fierté d’être autochtone avec dignité et courage. Réussir pour eux est un pari, un pari pour les générations futures dont plusieurs se sentent responsables, un pari pour voir leurs enfants être fiers de leurs parents, comme nous voulons que nos enfants soient fiers de nous.

Une de mes étudiantes m’a dit, à 35 ans : « C’est la première fois que l’on me dit que je peux être fière d’être indienne ». Elle a attendu 35 ans pour se sentir valorisée dans sa propre culture, dans son propre pays. Le constat est choquant, mais il est réel.

Notre système eurocentrique avec les valeurs de performance et de valorisation individuelle est parfois très éloigné de la pensée holistique des Premières Nations. Cette pensée holistique, au cœur de la pensée écologique, mais appliquée à la vie de l’homme en symbiose avec son milieu, est un essai constant dans la recherche de son propre équilibre, intégrant la spiritualité, les émotions, l’aspect physique et mental. Le monde occidental revient tranquillement à cette pensée, qui pour certains est plus orientale. Edgar Morin avec son approche de la complexité reprend des processus de la pensée autochtone, notamment avec le terme « reliance »[1]. David Bohm, instigateur d’une forme particulière du dialogue en organisation (les cercles de dialogue de Bohm)[2] intègre les capacités proprioceptives du cerveau pour permettre, aux individus qui les pratiquent, de comprendre les niveaux supérieurs de la conscience dans une vision écologique. L’approche du concept du BA en « Knowledge Management »[3] de Nonaka revient lui aussi sur la capacité des individus à construire un savoir basé sur une conscience globale de l’organisation et des problèmes complexes qu’elle vit en favorisant un savoir centré sur la création. Il en va de même de la notion du « connectivisme » en éducation de George Siemens[4] favorisant le partage des savoirs à l’aide des nouvelles technologies.

La pensée autochtone est une pensée riche, car elle définit ou redéfinit notre relation au monde et aux individus qui y vivent ainsi que notre manière d’apprendre.

Elle m’a permis de voir dans la différence une richesse, mais une richesse qui se gagne; une richesse à ma propre connaissance en redéfinissant le concept même du mot « apprentissage ». Elle m’a permis aussi de comprendre que ce que j’apprends des autres, comme le précisent les aînés des communautés, est un savoir que je dois retransmettre à mes enfants et petits-enfants. Ce savoir ne m’appartient pas, il appartient à l’humanité que je veux construire. Non par vanité, mais par volonté de créer un monde meilleur pour les générations à venir.

Pensez que l’on vit par les autres et pour les autres est une conscience écologique de grande qualité. Je vous laisse sur la parole d’une de mes étudiantes de la communauté de Mashteuiatsh, Karine Charlish, qui, dans un de mes cours me précisait : « On vit grâce à ce que l’on gagne, mais on existe grâce à ce que l’on donne. » Pensez que le savoir nous est donné nous incite nous-mêmes à le transmettre généreusement.

Emmanuel Colomb est titulaire d’une maîtrise en gestion et doctorant à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il participe depuis 2006, à titre de coordonnateur pédagogique, à l’élaboration de programmes de formation en lien avec les membres des Premières Nations du Québec pour le Centre du savoir sur mesure (CESAM). Il intervient également comme formateur et chargé de cours en communication à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il est l’auteur du livre Premières Nations : Essai d’une approche holistique en éducation supérieure publié aux Presses de l’Université du Québec.


[1] Pour connaitre s’initier à la pensée d’Edgar Morin : Kakangu, M. M. (2007). Vocabulaire de la complexité. Postscriptum à La Méthode d’Edgar Morin. Paris : L’Harmattan.

[2] Pour avoir une description complète des cercles de dialogue de Bohm : Dionne-Proulx, J., Jean, M. (2007). Pour une dynamique éthique au sein des organisations. (pp.328-373). Québec : Télé- Université – Université du Québec à Montréal.

[3] Consulté en article en ligne : http://km.camt.cmu.ac.th/mskm/952701/Extra%20materials/Nonaka%201998.pdf

[4] Consulté un article en ligne sur le connectivisme de Georges Siemens appliqué à l’apprentissage en lien avec les savoirs des musées. http://www.pro.rcip-chin.gc.ca/carrefour-du-savoir-knowledge-exchange/transcription_connectivisme-transcript_connectivism-fra.jsp

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